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Ma différence à moi

Trouble du spectre de l'autisme - Autisme et TSA
Crédit photo : Marie Josée Cordeau

Ma différence, je la connais, je la vis, je la respire chaque demi-seconde de ma vie. Ma différence fait partie intégrante de mon être. Elle est témoin de chacun de mes pas, elle me fait des croche-pieds quand je désire me fondre doucement dans la masse juste pour reprendre un peu mon souffle. Elle est l’auteure de nombreuses bévues et gaffes. Ma différence me donne avec acharnement des jambettes quand je veux marcher droit, anonyme et invisible, un moment pour acheter la paix.



Ma différence fait en sorte que je détonne comme un pissenlit solitaire sur une pelouse amoureusement entretenue par le fier propriétaire d’une paisible maison de banlieue. Différente, je le suis, même si je ne l’ai pas réquisitionnée en plusieurs copies carbones.
Enfant, j’ignorais que j’étais différente. Jamais je ne me comparais aux autres et jamais je ne cherchais à les copier, à les imiter. Cependant, je ressentais une distorsion dans leur rejet sans raison apparente, je ne m’expliquais pas les silences pesants à la suite des rares questions que mes lèvres laissaient s’échapper parfois un peu malgré moi. Je n’étais pas dans la bande, celle des autres, qui semblait former un bloc uniforme, bougeant à l’unisson comme un banc de poissons alors que moi je restais immobile. Je les observais, sans comprendre. Même sans réagir, sans souffler la moindre parole audible, je paraissais dissonante.
Adolescente, parfois, je la cultivais doucement en la laissant s’étirer de tout son long pour prendre ses aises. Quelquefois pour me marginaliser avec amusement, pour choquer ou pour affirmer mon unicité, je l’ai mise de l’avant quand je percevais son existence. Punkette dans une école dirigée par des religieuses à l’aube des années 80, auditrice régulière d’opéra en même temps, fan de poésie française des siècles passés et spécialiste chevronnée d’un anachronisme insouciant, je contrastais, mais je n’en étais qu’à demi-consciente. Plaire et me conformer, je n’en ressentais aucun besoin. Adolescente, j’étais moi. Presque solitaire, muette, avec le nez bien vautré dans les pages de centaines de livres disparates.
Les années se sont égrenées, le calendrier a perdu des dizaines de pages mensuelles au fil du temps. Ces années ont filé en douce, sans que je perçoive clairement leur lâche évasion. Le besoin de travailler par nécessité de survie et l’obligation de vivre une vie autonome pour éviter de stagner et m’engloutir dans les sables mouvants de l’inertie m’ont fait perdre un peu le nord. Ma boussole s’est détraquée. J’ai assimilé des connaissances normalisées, j’ai compris et intégré des comportements me permettant de mieux m’adapter et communiquer avec les autres, ceux qui n’étaient pas différents… Je n’ai pas cherché pour autant à me fondre dans la masse, mais plutôt à la saisir, à l’observer, à la comprendre mieux. Mais la masse a un peu déteint sa couleur uniforme sur moi, me faisant tristement perdre une part vitale de mon authenticité. Cette authenticité, je veux la retrouver. C’est moi.
Ma différence demeure et toujours elle demeurera bien vivante, provocante et effrontément voyante. Car je ne verrai jamais la vie du même œil que mes congénères plus standards. Je ne pratique pas en mode automatique les usages en cours, je suis une étrangère dans ma propre terre natale. Je suis une passagère sans invitation qui reluque les gens « non-différents » de mon regard pointilleux d’observatrice extérieure.
Ma différence peut être belle. Elle est source de créativité, d’ingéniosité et d’ouverture.Vivre dans le moule est peut être dorlotant comme une maternelle berceuse, mais être différente et l’assumer malgré l’omniprésence de la lourdeur de ramer envers et contre courant, c’est goûter la vie avec d’autres papilles, c’est poser ses pupilles sur des détails miraculeux pour lesquels les gens ne s’arrêtent plus afin de les contempler, c’est respirer un parfum de vie dont l’arôme n’est semblable à aucun autre.
La différence, c'est possible de la vivre et d’apprendre à l’aimer, mais à condition de l’intégrer à sa vie sans la discriminer et sans chercher à l’affadir à coups d’éponges normatives et de besoin de la gommer sous une apparence factice de normalité. Il faut se pencher pour la toucher du bout des doigts, comme une petite fleur rare et unique.


Marie Josée Cordeau,

Collaboratrice Le spectre de l'autisme

Pour en savoir plus sur Marie Josée Cordeau, nous vous invitons à consulter la section Les collaborateurs du blogue.